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Je me souviens que j’étais arrivée défaitiste, sûre de perdre, de ne pas réussir. Sûre que le prix de toute façon ne serait pas pour moi. J’avais mal à la main.
Depuis presque un an je ne m’en servais plus. Pour peindre je veux dire. Ni pour rien d’autre d’ailleurs elle était molle et moribonde et j’arrivais à peine à refermer mes doigts. Depuis l’accident.
La peinture j’aimais bien ça. Le dessin non. L’esquisse me faisait peur, mais les tâches de couleurs j’en faisais mon affaire.
Il y avait ce concours, du genre de celui où ton œuvre est exposée après, lorsque plein de gens la regardent. L’aboutissement de ton génie pictural confronté à toutes critiques, exhibé aux yeux de ceux qui savent.
Ce que je voulais en fait, ce que j’étais venue chercher, c’était la mesure. Et la confrontation. Cette main dont je m’étais si mal servie lorsque je le pouvais encore avait perdu de sa maîtrise qu’elle n’avait déjà pas encore incontestablement acquis.
Je rentre dans la salle, les tables sont espacées. Les chevalets sont érigés.
Le thème était « la pluie » et il y avait une grosse courge exposée au centre de la pièce, et immédiatement certains entreprirent de la reproduire.
Je sors mes tubes.
De quelle couleur est la pluie ?
Je me suis souvenue d’un poème dans lequel Barbara errait. Je l’abritais sous un porche, et ce fut tout.
Il fallut la couvrir pour ne pas qu’elle prenne froid et sans cesse je retravaillais cette femme dont l’inhumanité s’affirmait à chaque coup de pinceau.
Elle ne ressemblait à rien, juste une forme aléatoire, une tâche de noir, et Barbara s’évanouissait sous des trombes d’eau grisâtre formant comme un voile opaque qui la masquait tout à fait.
Au sortir de la guerre, je reculais pour mieux contempler mon œuvre, et je fus prise d’un fou rire écoeuré. La toile était sombre, très sombre et l’on ne pouvait rien distinguer.
Mon voisin se pencha en fronçant les sourcils. Lui peignait une courge assez ressemblante. Le chapeau de Barbara avait disparu. Ses larmes aussi sûrement un peu avec.
Certains commentaient qu’il était triste ce tableau. Je ne pouvais pas faire autrement je n’avais plus la main. Je ne savais même pas si je l’avais déjà eu un jour d’ailleurs. Finalement ce handicap m’excusait. Ce n’était pas cette main qui pensait à cette pluie maussade dont les gerbes étouffaient Barbara. C’était juste mon idée jaillissant de mon cerveau, de mon cœur, et mon âme. La pluie grise sur le tableau.
L’espace d’un instant je voulus en faire un monochrome, pour interpeller le jury sur la cohérence de mon propos. Le déstabiliser. Qu’il voit tous les défauts de cette main qui masquait à chaque coup de pinceau un peu plus Barbara, tant, qu’elle finit par sortir du tableau.
Je ne voulais plus le regarder, ne pas voir, comprendre cette déchéance où l’âme et le corps se rejoignent pour s’affubler de critiques narquoises, de quolibets. Je m’en foutais de ce prix je n’en étais plus là.
Je me promenais dans les allées. Parmi les courges et les gouttelettes et regardant vers les miennes, perplexe.
Il restait dix minutes et ces dix minutes-là figurent dans mon esprit à tout jamais.
D’abord il y eut une colère. Même pas. Juste un mépris que sous-tend une rage. Un dégoût devant tant d’absurdités.
Je me suis emparée du rouge d’un coup sec, comme on attrape un poisson. Ma main le tenait, j’en arrachais de mes dents le bouchon et j’éclatais le tube sur la toile. Le vermillon criant striait ce gris austère d’un océan de sang, ré-haussé aussitôt par un carmin violent. Les gestes furieux s’enchaînaient au bleu, un défoulement, pour le sang de Barbara versé au nom de la patrie par ses enfants.
Au détour d’une éclaboussure, son visage apparut. Je la reconnus qui me souriait. Elle me dévisageait, me disait sa fierté de tenter de la sauver, riait de me voir acharnée, non plus à peindre, non c’était ma main, ma main qui rejetait à pleines brassées des tonnes de couleurs, des arcs en ciel de pluie que le vent fou battait. Que c’était laid. Que c’était bon. Quelle jouissance ! Et je la vis elle, pleinement, et je la désirais sous mes doigts, et je posais ma main sur son visage et je la caressais sans fin. Et la pluie revenait chahuter et je fis l’amour avec elle dans une violence inouïe parmi les couleurs éclatantes, ces trombes époustouflantes. C’était divin, une pure folie. Libération suprême, mes doigts creusaient la toile les tubes entiers s’y engouffraient, moi qui ne savais plus peindre et qui ne peindrais plus jamais.

Autour de moi se faisait le silence et le monde s’arrêtait de tourner. Ils abandonnaient leurs toiles tous pour se rapprocher, certains voulaient stopper ma démence et d’autres m’encourageaient. Et moi je ne savais plus ce que je faisais et j’en pleurais jusqu’à la dernière goutte de ce cœur amer, de ce sublime état de transe. Inassouvi. Perpétuellement inassouvi. Il était l’heure déjà mais pas pour moi. Je n’acceptais pas la fin. Et pourtant il fallait, la cloche avait sonné.
Vide de sens, de mots, mais apaisée, humblement j’allais déposer la toile auprès des autres toiles et je risquais un œil. Bien sûr elle faisait figure de miracle cette figure insolente au milieu de ces courges. Elle était belle et captivante, infiniment généreuse et poignante, je ne m’y reconnaissais plus. Cette main, à présent endormie portait haut les mêmes couleurs que sa victoire.
Je ne pus m’arracher à ce spectacle, assurément ce serait le premier prix, le deuxième peut-être enfin peu importe. Et tout le monde s’approchait, l’examinait, trouvant les courges bien pâles, et sous ma pluie je voyais Barbara souriante. Je ne pouvais pas la laisser là. Et je l’emportais chez moi. Le jury voulu me rattraper mais moi je courais avec Barbara dans les bras.
Et nous avons vécu heureuses, elle et moi, ensemble, pendant deux bons mois. Je ne me lassais pas de la contempler mais elle semblait s’emmerder comme ça dans le froid. Alors j’ai retiré la pluie. Séché ses larmes et elle s’est évanouie. Mais je sais qu’elle est là, dans cette toile, et qu’un jour elle reviendra.

Muriel Roland Darcourt

www.murielroland.com

Monologue : L'Épreuve

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